Le reproche, l’offense

Tu aimeras ton prochain comme toi-même (verset 17-18, Levitique)

Voici le texte de Freud, commentant ce commandement, fort intéressant :

« Non seulement cet étranger n’est en général pas digne d’amour, mais, pour être sincère, je dois reconnaître qu’il a le plus souvent droit à mon hostilité et même à ma haine. Il ne paraît pas avoir pour moi la moindre affection : il ne me témoigne pas le moindre égard. Quand cela lui est utile, il n’hésite pas à me nuire : il ne se demande même pas si l’importance de son profit correspond à la grandeur du tort qu’il me cause. Pis encore, même sans profit, pourvu qu’il y trouve un plaisir quelconque, il ne se fait aucun scrupule de me railler, de m’offenser, de me calomnier, ne fût-ce que pour se prévaloir de la puissance dont il dispose contre moi ».

Vous ressentez peut-être la même chose. Reprocher et aimer sont donc ressentis comme opposés : on ne peut pas aimer son prochain parce qu’on a des reproches à lui faire, ou bien on voudrait bien l’aimer, mais on a des reproches à lui faire.

Quel est donc le texte biblique, si contestable ou si difficile qui nous commande d’aimer, ce qui n’est pas aimable ?

« Ne hais pas ton frère en ton cœur. Admoneste, admoneste ton prochain. Ne te charge pas de fautes pour lui. Ne te venge pas, ne garde pas rancune contre les fils de ton peuple. Et tu aimeras ton semblable comme toi-même. »

...

Admoneste, reproche doit être pris non pas dans le sens de reproche-jugement, mais d’une de ces paroles qui essaie de faire prendre conscience à quelqu’un le mal qu’il a fait, dont il n’a peut-être pas conscience, bien qu’il en soit l’auteur. Faire des remontrances, reprendre, adresser un reproche. Acte de parole fortement encouragé dans ce commandement. Un frère, un compatriote du même peuple, a commis une faute : je le haïrai si cette faute, c’est moi qui la porte et ceci arrivera si je ne lui reproche pas cette faute, si je ne lui dis pas qu’elle est sienne. Que se passera-t-il si je porte sa faute, ne lui ayant pas fait reproche et que je le hais ? Je me vengerai, ayant gardé sa faute sur moi, j’essaierai de la lui rendre en le rendant victime à son tour du mal qu’il m’a fait. Le mal aura alors triomphé du verbe, puisque la faute ne sera pas dite, mais commise à nouveau, peut-être même augmentée dans la vengeance, si je ne me contente pas de l’« œil pour œil ».

Lui faire du mal est-il un bon moyen pour lui faire connaître sa faute ? On peut en douter. Pas de connaissance qui ne passe peu ou prou par la parole. L’autre, qui m’avait offensé et auquel je n’ai pas adressé de reproche, mais de la haine et une vengeance, va à son tour me haïr et se venger. La grande roue est en marche. Je ne reprends là que ce que chacun sait quant à l’escalade de la violence partout, de la plus petite maisonnée aux guerres mondiales.

Ce qui nous donne alors du biblique en revenant sur ce texte plus lentement, c’est le lien fait entre ne pas reprocher à l’autre sa faute et la porter soi-même. C’est la découverte de l’inconscient qui va nous apporter une lumière nouvelle à ces deux versets. Procédons par degré du plus conscient au plus inconscient.

Dans la vie quotidienne, tout être humain ayant l’exercice de sa sensibilité et de sa raison connaît le malaise que donne une offense à la suite de laquelle il n’a pas pu exprimer le déplaisir ou la souffrance qu’elle lui cause. Dix mille exemples chaque jour : qu’on soit privé d’un objet personnel, contraint de faire une tâche qu’un autre devait faire, accusé d’un acte qu’on n’a pas commis, ou même simplement qu’on soit ignoré par quelqu’un dont on attendait un salut… Cela peut nous blesser à divers degré. Souvent, par exemple, nous ne pouvons pas ce soir-là nous endormir comme d’habitude. Nous éprouvons le besoin d’en parler à quelqu’un. Et si nous trouvons alors une oreille amie pour dire les reproches que nous n’avons pu faire à celui qui nous a offensés, cela va déjà beaucoup mieux. Ces reproches ne sont pas encore parvenus à leur destinataire, mais ils sont prêts à l’être, ayant déjà mis en mots et notre blessure, notre colère a trouvé témoin. Si nous sommes seuls ce soir-là, peut-être nous mettrons-nous à écrire une lettre à celui auquel nous avons ce reproche à faire et, même si nous n’envoyons pas la lettre, nous éprouvons déjà un soulagement. Pour certains, le seul fait d’écrire quelques lignes à ce sujet pour eux-mêmes suffira à l’apaisement.

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L’offense qui nous a été faite, nous éprouvons le besoin de la déposer, de la mettre hors de nous. N’est-il pas vrai donc que nous la portions auparavant puisque, la mettant dans une conversation avec un autre ou sur une feuille de papier, nous en sommes déjà plus légers. Je parle là d’offenses que tous nous connaissons, offenses qui n’échappent pas à notre conscience et dont nous parvenons la plupart du temps à débarrasser notre esprit. Il ne s’est agi ici que d’offenses entre personnes plus ou moins égales.

Si, entre l’offenseur et l’offensé, la relation est beaucoup plus inégale, les choses se modifient : en effet, la force de l’offense peut être plus grande lorsque l’offenseur est plus fort que l’offensé : celui-ci pourra encore moins ou pas du tout exprimer sa souffrance que dans les exemples précédents. Cette souffrance non exprimée crie la haine (2e cause de la haine après celle du manque d’amour).

Plus encore si l’offenseur est un parent ou un maître admiré et aimé. Il n’est pas facile à un enfant de réprimander un de ses éducateurs. S’il le fait pourtant, et qu’il a la chance que l’adulte veuille bien reconnaître qu’il a mal agi envers l’enfant, ce dernier s’en trouvera plus fort et la relation entre eux aura franchi une étape vers une égalisation en valeur de chacun, vers le devenir-soi de l’enfant, reconnu comme autre dont la parole propre a du poids.

Mais comme il en est souvent autrement, cela ne peut être mis de côté : bien des enfants, et bien des dominés (socialement, professionnellement, politiquement), ont vécu et vivent la succession suivante d’évènements ayant été offensés, ils protestent et sont alors réprimandés de réprimander : on leur reproche le fait même qu’ils font un reproche. Les forces étant inégales, ils en viennent à se taire. Dans bien des familles à « forte ambition éducative », des enfants ont même dû demander pardon d’avoir fait un reproche. La boucle est bouclée, c’est l’offensé qui est maintenant celui qui demande pardon : la faute est bien revenue à lui.

Faute de reproches, le fait réel peu à peu disparaît de la mémoire et la faute se retrouve déplacée sur la victime, qui se sent coupable de la faute commise envers elle et qui va s’accuser de ses propres souffrances.

Ce commandement biblique qui rend possible d’aimer son prochain comme soi-même est un appel à dire l’offense. Notre culture oblitère cet appel et le refoule. L’amour du prochain, alors, n’est plus l’heureuse suite de l’acte de parole qui permet à l’humain de ne pas être chassé, par l’offense, de sa place de sujet. Pour le discours religieux ambiant, cette dernière partie du verset (tu aimeras…) est devenue la totalité du commandement, mis d’ailleurs à l’impératif (aime ton prochain). Et Freud le dit bien : isolé ainsi, il est impraticable.

Un pouvoir totalitaire, qu’il soit politique, scientifique ou religieux, ne peut guère s’accommoder de cet appel au reproche. S’il ne fonctionne pas sur l’élimination (assassiner, brûler l’hérétique, etc.) des opposants, il ne lui reste plus qu’à promouvoir l’inversion du reproche, c’est-à-dire l’autocritique.

D’après Marie Balmary dans son livre, le sacrifice interdit.